MAURICE S. DIONE: «AMNISTIER KARIM WADE ET KHALIFA SALL, C’EST PROCEDER A UNE REDISTRIBUTION DES CARTES»

13 - Février - 2020

Enseignant chercheur en sciences politiques à l’université Gaston Berger de Saint Louis, Dr Maurice Soudieck Dione décortique la portée et les enjeux de la demande d’amnistie de Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall faite par l’opposition lors de la dernière réunion de la commission politique du dialogue national.

Lors de la réunion de la Commission politique du dialogue national du mardi 11 février dernier, l’opposition a posé sur la table la question de l’amnistie. A votre avis, cette commission est-elle un cadre idéal pour débattre de cette question ?

Pour répondre à cette question, il faut interroger d’abord le contexte de la mise en place du Dialogue national mené dans son volet politique par la Commission politique ; et revenir pour les besoins de la compréhension sur les deux cas en cause : Karim Wade et Khalifa Sall.

Le pouvoir en place a organisé un Dialogue national après la victoire du Président Sall avec 58,27% des voix, après toutes les manœuvres unilatérales faites au mépris des règles démocratiques pour faciliter sa réélection notamment le parrainage ; et après une certaine instrumentalisation de la justice à des fins politiques. Dans le cas de Karim Wade, à travers l’opération dévoyée dite traque des biens mal acquis. Il a été ainsi condamné par la CREI (Cour de répression de l’enrichissement illicite), avec beaucoup d’irrégularités, lesquelles ont été dénoncées et décriées par le Groupe des Nations Unies contre la détention arbitraire, le Comité des droits de l’homme des Nations-Unies et la Cour de justice de la CEDEAO. Dans le même ordre d’idées, dans le dossier politico-judiciaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar, Khalifa Sall a subi beaucoup de violations de ses droits : il n’a pas été assisté par un avocat lors de son interrogatoire, son immunité parlementaire a été violée, notamment. La manipulation de la justice a encore été fortement suspectée à travers l’accélération de son dossier à une vitesse supersonique, du jamais vu dans l’histoire judiciaire du Sénégal, pour qu’il soit condamné définitivement, afin que sa candidature soit invalidée pour l’élection présidentielle du 24 février 2019. La candidature de Khalifa Sall a donc été rejetée par le Conseil constitutionnel, malgré le fait que les voies de droit n’étaient pas encore totalement épuisées, dans la mesure où il avait introduit un rabat d’arrêt en date du 8 février 2019. De ce point de vue, affirmer que le rabat d’arrêt qui est une voie de recours n’est pas suspensif est une aberration du point de vue juridique. Car, de deux choses l’une : ou c’est une voie de recours et en ce moment puisque l’examen de l’affaire n’est pas terminé, il n’y a donc pas encore une décision revêtant l’autorité de la chose jugée pouvant fonder l’exclusion de Khalifa Sall bénéficiant toujours de la présomption d’innocence. Ou alors le rabat d’arrêt n’est pas une voie de recours, ce qui est tout autant insensé, parce que l’article 51 de la loi organique n° 2017-09 du 17 janvier 2017 relative à la Cour suprême le prévoit expressément comme tel : « Les décisions de la Cour suprême ne sont susceptibles d’aucun recours, à l’exception de la requête en rectification d’erreur matérielle ou pour omission de statuer sur un ou plusieurs moyens et de la requête en rabat d’arrêt ».

L’article 52 ajoute en son alinéa 4 : « Le rabat est ordonné lorsque l’arrêt attaqué est entaché d’une erreur de procédure non imputable à la partie intéressée et qui a affecté la solution donnée à l’affaire par la Cour suprême » ; et l’alinéa 3 de renforcer : « La requête en rabat d’arrêt est jugée par la Cour, statuant toutes chambres réunies ». Il apparaît donc clair que Karim Wade arbitrairement condamné par la CREI au point de ne pas pouvoir être candidat à l’élection présidentielle du 24 février 2019, tout comme Khalifa Sall, liquidé politiquement à travers cette affaire de la caisse d’avance en raison de sa démarcation de la coalition Benno Bokk Yaakar, tous deux sont victimes des pratiques autoritaires du régime du Président Sall. Car, si tous sont d’accord sur la nécessité de la reddition des comptes et de la lutte contre la corruption, dans un pays pauvre comme le nôtre, il faut que cela se fasse dans le respect des droits et libertés des mis en cause, et en dehors de toute politisation, qui vise des finalités de construction hégémonique à travers la liquidation d’adversaires politiques. La grosse mascarade inqualifiable qu’il y a derrière tout cela, c’est que la plupart des corps de contrôle sont tombés en léthargie. Dans ces conditions, c’est comme s’il y avait une sorte d’organisation machiavélique de l’impunité de la mal gouvernance ; une couverture politique que les gouvernants eux-mêmes s’accordent sur leurs propres actes de corruption, de prévarication et de prédation des ressources publiques. À titre d’illustration, la Cour des comptes est restée pendant pratiquement cinq ans sans fournir de rapports, alors qu’aux termes de l’article 3 alinéa 4 de la loi organique n° 2012-23 du 27 décembre 2012, obligation lui est faite de publier chaque année un rapport. Or, les faits répréhensibles découverts, qui sont le plus souvent constitutifs de délits, sont éteints par la prescription de l’action publique au bout de trois ans ; c’est-à-dire que leurs auteurs ne peuvent plus être poursuivis au plan pénal. À préciser que le point de départ du décompte pour calculer le délai de prescription est fixé au jour de la commission des faits.

En définitive, il y a une conjonction entre les pratiques néo-patrimoniales de gaspillage et de pillage des deniers publics et les pratiques autoritaires qui ont tendance à étouffer et à piétiner les droits et libertés démocratiques et à manipuler tendancieusement les règles de la compétition électorale de même que les institutions à des fins de conservation du pouvoir. Le dialogue national cherche à requinquer l’image du régime du Président Sall et à rétablir un minimum de confiance entre les acteurs politiques, et pour cela, il faut que les victimes de l’autoritarisme et de l’arbitraire soient rétablies dans leurs droits, et c’est tout à fait légitime que ces questions soient discutées au sein de la commission politique du Dialogue national.

Le contexte actuel marqué par l’interdiction par le chef de l’Etat, au sein de son camp tout débat sur sa succession est-il propice à l’adoption de cette mesure qui va faire des deux (Khalifa et Karim) des présidentiables ?

C’est une situation complexe dans la mesure où on ne sait pas encore précisément quelles sont les intentions du Président Sall par rapport à une candidature à un troisième mandat. En effet, la réponse qu’il a donnée le 31 décembre 2019 est manifestement ambiguë : « Je ne répondrai ni oui, ni non ». Il faut préciser encore que la Présidentielle du 24 février 2019 a été une compétition particulière, car le jeu a été sciemment et anti-démocratiquement fermé par le pouvoir au moyen du parrainage pour éviter la dispersion des voix, dans un scrutin majoritaire à deux tours, afin de favoriser la réélection du Président Sall au premier tour. Donc amnistier Karim Wade et Khalifa Sall, c’est procéder à une redistribution des cartes et donc à une reconfiguration des forces politiques. Car, le PDS n’a pas présenté de candidat à la Présidentielle de 2019 ; ce qui n’a jamais été le cas depuis 1978. Khalifa Sall, maire de Dakar, a été mis en prison, et malgré tout la coalition au pouvoir n’a pas réussi à obtenir la majorité des voix aux Législatives du 30 juillet 2017 ; elle a remporté la majorité des sièges à Dakar en raison du scrutin majoritaire à un tour au niveau départemental. Benno Bokk Yaakar lors de ces mêmes élections législatives était à 49,47% des voix avec 125 sièges sur 165, encore une fois à cause du mode de scrutin majoritaire à un tour au niveau départemental. Khalifa Sall, après avoir enduré l’épreuve de l’incarcération avec tout l’acharnement qu’il a subi, peut être auréolé d’un soutien populaire du fait que les Sénégalais ont tendance à éprouver de la sympathie envers les leaders qu’ils estiment avoir été l’objet d’injustices. Djibo Leyti Kâ paix à son âme, après ses difficultés au Parti socialiste avec qui il a fini par rompre, en avait bénéficié lors des Législatives de 1998, avec la percée remarquable de la coalition autour de son mouvement du Renouveau démocratique qui avait engrangé 11 députés. Idrissa Seck, après son emprisonnement sous le régime du Président Wade, se classe deuxième à la Présidentielle de 2007 avec 14,93% des voix. Le Président Sall lors de la Présidentielle de 2012, après avoir été injustement combattu au PDS et évincé du perchoir de l’Assemblée nationale, se classe deuxième derrière le Président Wade, en obtenant au premier tour 26,58% des voix, avant de remporter l’élection au second tour.

On comprend dès lors les réticences quant à remettre Khalifa Sall en selle, en lui permettant de revenir dans la compétition politique. C’est certainement ce qui motive les velléités nourries par le régime de conférer à Dakar un statut particulier avec un maire nommé par le président de la République ; ce qui serait un recul démocratique inacceptable, et une violation flagrante de l’article 102 de la Constitution du 22 janvier 2001, qui dispose : «Les collectivités territoriales constituent le cadre institutionnel de la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques. Elles s’administrent librement par des assemblées élues». Ces mêmes raisons liées à la sympathie cristallisées en la personne des leaders persécutés valent également pour Karim Wade qui a été pour une bonne part construit politiquement par le régime en place, à travers son emprisonnement et sa condamnation arbitraires ; à preuve les nombreuses entorses au droit qui sont allées avec. Dans un contexte où la coalition Benno Bokk Yaakar qui a comme dénominateur commun et comme fédérateur le Président Sall, est traversée par une crise larvée du fait des ambitions à la succession des uns et des autres, l’amnistie de Karim Wade et de Khalifa Sall est une décision politique plus que problématique.

Quelles sont les chances selon vous pour que cette demande d’amnistie puisse passer ?

Le dialogue national ne peut évacuer cette question d’amnistie, si vraiment le but visé est de décrisper le jeu et de rétablir les fondamentaux de la démocratie. Mais cela me semble illusoire, au regard des actes et des pratiques constants du régime. Il faut rappeler que Président Sall avait signé la Charte des Assises nationales qui proposait des réformes pertinentes pour rationaliser les pouvoirs présidentiels, et éviter le danger que fait courir aux droits et libertés la toute puissance d’un homme ; et qui visait aussi le renforcement de l’État de droit. Le Président Sall a mis ensuite en place la Commission nationale de réforme des institutions (CNRI) qui a englouti 700 millions de francs CFA ; et aucune réforme sérieuse n’a été faite pour encadrer les pouvoirs du Président, pour consolider l’État de droit et assurer l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir exécutif. On en est encore aujourd’hui à parler de manifestations interdites ; d’instrumentalisation de la justice ; d’arrestations pour cause de distribution de flyers sur la cherté de l’électricité ; d’activistes embastillés comme c’est le cas pour Guy Marius Sagna ; de troisième mandat, alors que le pays a failli basculer en 2011-2012, après l’une des crises les plus graves de son histoire, liée effectivement au syndrome du troisième mandat du Président Wade ; et que c’est dans ce contexte de forte aspiration à changer de méthodes de gouvernance que le Président Sall est arrivé avec toutes ses promesses de réformes en définitive non tenues et d’engagements reniés comme la réduction de son mandat de 7 à 5 ans. Pour tout cela, il y a suffisamment de motifs pour être sceptique quant au dialogue politique.

Sud quotidien

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