REPORTAGE: FRANCE-SENEGAL, LE CHASSE-CROISE DES GENERATIONS

24 - Juillet - 2022

Ils effectuent en sens inverse le voyage qu’avaient fait leurs parents. De plus en plus de Français d’origine sénégalaise partent tenter leur chance dans ce pays d’Afrique de l’Ouest qu’ils ont seulement connu enfant pendant les vacances.

Depuis sept mois, le caquètement infernal de ses « sujets » résonne à ses oreilles comme la plus belle des mélodies. Claquettes aux pieds, maillot de l’Atlético de Madrid sur le dos, Alassane Dia marche la tête haute dans son nouveau royaume de Déni Guedj, entouré de ses deux mille poules pondeuses. Ce coin rural du Sénégal, situé non loin du lac Rose, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Dakar, est sa terre promise. « Ici, j’ai trouvé ma vie », dit-il. Pourtant, il n’y a pas grand-chose autour de lui si ce n’est du sable, quelques arbustes, l’océan au loin et son… modeste poulailler. Le 24 décembre 2021, le garçon de 29 ans à la dent argentée et au sourire contagieux a lancé son affaire et vend depuis des œufs à la pelle. « Je ne peux pas suivre la demande », assure-t-il.

Il y a plus de deux ans, juste avant que la pandémie de Covid-19 ne paralyse la planète, Alassane Dia choisit de quitter le bitume de Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, pour s’installer au pays de ses parents. En France, où il est arrivé de Matam (à l’est du Sénégal) à 9 ans, il a l’impression d’étouffer, de tourner tel un derviche sans horizon dans son quartier et de « se tuer en intérim ». « Pourquoi doit-on souffrir au travail ? Ce n’est pas mieux d’être plus libre ? », s’interroge-t-il.

Le jeune homme rêve d’un autre quotidien, plus simple, sans béton, « où tu profites de la vie », insiste-t-il. Mais que faire avec un CAP bâtiment en poche ? Il se met à chercher sur les réseaux sociaux et sur YouTube les secteurs dans lesquels la diaspora peut investir au Sénégal et tombe sur « aviculture ». « J’entends que ça marche », se souvient-il. Comme Alassane Dia n’a pas assez d’argent, il convainc un de ses amis de se lancer avec lui dans le poulet et s’envole, avant le premier confinement de mars 2020, pour Dakar avec 30 000 euros.

Avec cette somme, il trouve un terrain de 600 mètres carrés en dehors de la capitale, construit son poulailler et embauche deux jeunes gardiens. Son existence prend, d’un coup, une autre envergure : Alassane Dia devient chef d’entreprise. « J’ai pris un risque, je n’y connaissais rien, à ce secteur, j’avais zéro expérience, souligne-t-il, avant de se retourner vers l’un de ses salariés en souriant. Les gens ne comprennent pas pourquoi je suis venu ici. Ils disent : “Il a laissé la France pour investir dans les poulets, c’est un fou”. »

Depuis, tous les matins, à 6 heures, il part livrer ses 54 tablettes (1 620 œufs) au volant de son pick-up et, chaque mois, sa société gagne plus de 3 millions de francs CFA (4 600 euros). Lui a choisi de se reverser 1 million, l’équivalent d’un smic français (1 500 euros), alors que le salaire minimum au Sénégal avoisine les 60 000 francs CFA (90 euros). « A Rosny, je t’aurais dit : “Laisse tomber, je ne peux rien faire avec un smic.” Ici, à Dakar, c’est beaucoup d’argent et ça me suffit », reconnaît-il.

La même histoire
L’histoire d’Alassane Dia est loin d’être une exception : comme lui, de plus en plus de jeunes Français d’origine sénégalaise ou binationaux ont décidé de quitter l’Hexagone – qu’ils y soient nés ou arrivés enfants – pour s’installer dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. « C’est une vraie tendance qu’on observe depuis plusieurs années et qui s’est accélérée depuis le Covid », constate Amadou Diallo, consul du Sénégal à Paris.

Ces Français ont voulu fuir les confinements et les durcissements des protocoles sanitaires pour retrouver leurs familles ou télétravailler au « pays ». En un an, les demandes de cartes d’identité ont plus que doublé, passant d’une cinquantaine par jour à cent vingt. « Une fois arrivés au Sénégal, ils en ont profité pour changer de vie », confie Coumba Sow, une bouillonnante trentenaire qui organise des rencontres à Paris – et par le biais de son compte Instagram – pour inciter cette diaspora à se rendre au Sénégal et à y investir.

Ces jeunes gens ont presque tous la même histoire : un père et une mère ayant immigré sur le Vieux Continent dans les années 1970 pour travailler comme ouvrier ou agent d’entretien. Un milieu modeste. Une enfance dans un petit appartement HLM. Et des parents très attachés à leurs racines qui – pour certains – apprennent le wolof ou le peul à leurs filles et fils tout en les biberonnant au thiéboudienne, le plat national…

« Ces jeunes Français ont habité essentiellement en banlieue, par exemple aux Mureaux ou à Trappes [Yvelines], et ils partent pour créer leur entreprise dans différents secteurs, comme la restauration rapide ou le transport », décrit Amadou Diallo, le consul. Et Coumba Sow de préciser : « A la différence de la France, le Sénégal est devenu une terre riche en opportunités. Tout le pays est en développement. »

Nouvel aéroport. Autoroutes flambant neuves. Stades dernière génération. Bars, restaurants, boutiques à la mode. Stabilité politique, même si le climat s’est tendu depuis plusieurs mois. Entre 2014 et 2018, le Sénégal a enregistré une croissance annuelle supérieure à 6 %. Après un ralentissement dû à la pandémie de Covid-19, le pays a retrouvé, en 2021, le même rythme d’activité. « Ici, même ceux qui tombent se relèvent vite », explique Babacar Ndao, 35 ans, qui conseille des personnes souhaitant s’établir au Sénégal. Un élan qui aurait eu plus de mal à s’exprimer à Paris, à Limoges ou dans une cité française tant le plafond de Plexiglas – le verre est facile à casser – reste difficile à briser.

Du quartier Mermoz aux Almadies, des Parcelles assainies au Plateau, Dakar est devenue, en quelques années, la ville des réussites insolentes, la capitale de tous les possibles, leur eldorado, leur cité bénie. « Nous sommes passés du “bled à papa” à “mon pays” », se félicite le consul Amadou Diallo. « Nos parents ont quitté leur village pour trouver une vie meilleure en France. Nous, nous quittons les cités pour trouver une vie meilleure au Sénégal, pointe Ousmane Ba. Nous faisons le voyage en sens inverse. »

Vaste appartement
S’ancrer au pays des parents, Ousmane Ba a toujours eu « cette idée dans un coin de la tête ». Assis sur un rocher le long de la corniche, ce trentenaire à la gentillesse désarmante aime se retrouver dans cet endroit de la capitale, face à l’océan Atlantique. Qu’il semble loin le temps où il était plongeur – « comme Laure Manaudou », plaisante-t-il – dans les cuisines de l’hôpital de Poissy (Yvelines), sa ville natale. Il y a deux ans, juste avant le premier confinement, il pose ses « deux pieds » à Dakar pour ne pas se retrouver coincé en France. Là-bas, avec 15 000 euros, il fonde Ecovap, une société de nettoyage à la vapeur. Depuis, il ne compte pas ses heures à désinfecter tapis et canapés avec ses trois salariés. Il est animé par son métier, dévoué à satisfaire sa clientèle qu’il est allé chercher « au culot ».

On le sent apaisé d’habiter dans son « autre pays », en famille, dans un vaste appartement, trop grand à son goût. De marcher sans qu’un policier lui demande ses « papiers ». D’allumer la télé sans tomber sur un énième débat autour de l’islam sur une chaîne d’info en continu. « En France, le climat politique est beaucoup trop anxiogène. La France d’aujourd’hui est violente et triste, elle n’est plus celle que j’ai connue quand j’étais gamin : elle ne me donne pas envie de rentrer, regrette-t-il. Attention, pas de malentendu : bien sûr que je suis français, même si pour d’autres je ne le suis pas, ça, c’est leur problème, mais je suis aussi sénégalais. »

C’est son père qui a transmis à Ousmane le goût du Sénégal, pays qu’il a quitté en 1975 pour devenir ouvrier chez Peugeot. Il s’est installé à Beauregard, une cité de Poissy, et là-bas, avec d’autres compatriotes, il a mis en place une tontine : la somme récoltée a permis d’envoyer des enfants du quartier au pays pour les vacances. « C’est ainsi que j’ai pu découvrir Ndouloumadji [au nord-est du pays], à l’âge de 13 ans », raconte Ousmane Ba, encore ému. Un éden de sable qui se regarde en sépia. « Tu quittes le goudron pour la nature », décrit-il. Il découvre la liberté, « la pure » comme il dit, les animaux, la simplicité. Il passe un accord avec son père : avoir de bonnes notes à l’école pour repartir au Sénégal l’été. « Une année, j’ai mal travaillé, je suis resté à Poissy et j’ai fait une crise d’asthme », se souvient-il. Aujourd’hui, à Dakar, il a trouvé un « bien-être », comme si ses ancêtres guidaient ses pas.

Ce sentiment presque mystique n’a jamais résonné en elle. Le Sénégal ? Une contrainte. Enfant, Penda Cissé aurait tout fait pour ne pas séjourner un été à Bounkiling, un village de Casamance situé à une heure de route de Ziguinchor (extrême sud du pays). « Je détestais me rendre au bled : un cauchemar. Il n’y avait rien de développé. C’était le voyage forcé au village de Kirikou », se remémore-t-elle en rigolant. Et pourtant, la voilà devenue, depuis le 13 juin 2020, patronne du Ghost Barber, un salon de coiffure pour homme très à la mode situé dans le quartier huppé des Almadies, dans l’ouest de Dakar. Six fauteuils venus de France, des écrans télé, la climatisation, trois immenses miroirs, les clients qui défilent et six coiffeurs aux petits soins. Ici, la coupe simple est à 7 000 francs CFA (10 euros), trois à sept fois plus cher que dans un quartier populaire.

A 27 ans, cette Parisienne au look soigné qui a grandi dans le 19e arrondissement a déjà atteint son objectif : « Je voulais être dirigeante. » Avec son bac + 5 et des études en négociation commerciale internationale, elle n’aurait jamais imaginé concrétiser son rêve au Sénégal. « Moi ? Je croyais qu’on ne pouvait pas gagner d’argent ici », admet-elle. Et pourtant, une jeunesse dorée vient dépenser ses francs dans son salon. « Il y a des Sénégalais qui ont un très fort pouvoir d’achat. Nous, on leur apporte un style parisien, assure-t-elle. Il y avait une attente, mais je ne pensais pas à un tel potentiel. »

Le ndogalou yalla – le « destin », en wolof – s’est mêlé de son avenir juste avant le premier confinement, en mars 2020. « Je suis partie à Dakar, je pensais y rester un mois », raconte-t-elle. C’est alors qu’elle rencontre d’autres Français, comme elle, même profil, même parcours, qui habitent la ville depuis des années. « Ils étaient tous à la tête de leur entreprise. Je n’en ai pas croisé un seul qui ne travaillait pas pour lui-même, s’étonne-t-elle encore. A mon âge ou presque, ils avaient des bars à chichas ou des fast-foods. Je pensais qu’il était impossible de devenir son propre patron, surtout pour nous qui venions des quartiers. » Et pourquoi pas elle ? Elle leur pose des questions : ils lui répondent que c’est « hyper » facile de lancer son business, qu’il n’y a pas trop de paperasses à remplir, même si la bureaucratie n’est pas aussi fluide qu’en France.

Penda Cissé consulte alors son grand frère, chauffeur de VTC à Paris, qui pense qu’il faut ouvrir un barber : c’est tendance en France, ça le sera forcément à Dakar. Après une rapide étude de marché, ils mettent leurs économies dans leur nouveau projet (20 000 euros). Au bout de quelques mois seulement, le salon tourne déjà fort (le chiffre d’affaires mensuel s’élève à 6,5 millions de francs CFA, soit 10 000 euros). Et elle compte en ouvrir un deuxième prochainement, toujours pour la gent masculine. « C’est un truc cool de te dire que tu as réussi ta vie au bled. Avant on m’aurait dit : “Miskina [“ma pauvre”, en arabe], tu es au bled” », sourit-elle. Assise dans son salon de coiffure, Penda Cissé semble encore se demander comment cet « autre pays » a pu lui offrir une telle opportunité. Mais elle n’a aucun regret : son quotidien s’écrit en wolof désormais. « Quand je retourne en France, on me dit que je suis en train de devenir une vraie Sénégalaise, confie-t-elle. Je suis une blédarde et fière de l’être. »

Des tas de déconvenues
A Dakar, la plupart de ces Français se connaissent. Le Sénégal leur a permis d’avoir une qualité de vie incomparable à celle qu’ils auraient pu avoir en France : certains disposent d’un personnel de maison (cuisinière, femme de ménage ou chauffeur), d’une demeure au bord de la plage ou avec piscine… On refile aux nouveaux venus des tuyaux et on les alerte sur les arnaques à éviter, notamment dans tout ce qui concerne le foncier et le droit de bail. Dans cet univers, un personnage est devenu incontournable : Abdoulaye Thiam. Ce jeune quadragénaire a connu des tas de déconvenues quand il a ouvert Le Pacha, un bar à chicha, il y a plus de dix ans. Combien de fois a-t-il voulu quitter le Sénégal pour retourner à Trappes, sa ville natale ?

« Ablo », son surnom, est un pionnier, l’un des premiers de cette diaspora à s’être installé à Dakar, en 2009. Depuis, il a fait du chemin, beaucoup de chemin : la réussite de cet ancien contrôleur de gestion s’étend sur 3 000 mètres carrés au bord de l’océan, à la pointe des Almadies. Abdoulaye Thiam, 41 ans, est le propriétaire du Cosmo Beach Club, un lieu tendance avec piscine, plusieurs restaurants et 80 employés. L’investissement a dépassé les six chiffres en euros. « Quand je suis arrivé, j’ai vu le Sénégal dans son véritable état : vierge, explique-t-il. La vitesse d’évolution est vraiment incroyable, je suis passé d’un pays avec des problèmes d’électricité à un pays connecté. » Certes, ce coin d’Afrique change, mais la pauvreté concerne encore 38 % de la population, selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie du Sénégal.

Au bord de la piscine, il peut contempler son parcours depuis Trappes. « On doit faire des trucs de ouf pour s’en sortir en France, sinon, on est condamné à vivre dans des HLM », souffle-t-il. Il dit qu’il ne vote plus et avoue qu’il est même à « deux doigts de rendre la nationalité française », parce qu’il retourne très rarement en France. Pendant la dernière campagne présidentielle, il a entendu les discours de candidats comme Éric Zemmour, chantre de la « remigration ». Même s’il s’est installé au Sénégal, ces propos le heurtent. « Nous, on a construit la France, mais personne ne nous a dit merci. Zemmour, c’est un immigré qui a déraillé. » Le racisme et les discriminations n’ont certes pas été les raisons principales de son grand départ, « mais ça a joué », reconnaît Abdoulaye Thiam.

« Quand on me dit que des Français doivent quitter leur pays à cause de leur couleur de peau, cela me choque et m’attriste. En revanche, je suis admiratif de ce qu’ils peuvent apporter au Sénégal », souligne Philippe Lalliot, ambassadeur de France au Sénégal. Chacun a une myriade d’anecdotes de petites ou grandes humiliations subies en France. Certaines font sourire, d’autres de la peine. « Il y a beaucoup de freins en France. Au Sénégal, on t’ouvre les portes, il n’y a pas de climat de suspicion », assure Abdoulaye Thiam. Dans ses propos, on ne perçoit aucun ressentiment envers la France. D’ailleurs, aucun des jeunes gens que nous avons rencontrés ne renie sa part française, bien au contraire : ils mesurent « la chance » d’y être nés.

Trajets interminables
« Je suis reconnaissant envers la France. Elle m’a donné des codes, l’excellence, la rigueur. Si elle ne m’avait pas inculqué ces valeurs, je ne serai pas là à travailler, affirme Ibrahima Sylla. C’est la France qui a fait ce que je suis aujourd’hui ; je ne peux pas cracher dans la soupe. Mais je me sens aussi sénégalais. » La France ? Il l’aime, mais il a dû la quitter. « Même si je suis français, je reste un Noir. On me demandera toujours mon origine, explique Ibrahima Sylla. Si tu quittes un pays, c’est qu’il y a un problème. Un jour, l’extrême droite passera au pouvoir. Je ne vais pas attendre que ça pète, j’anticipe. Notre chance, c’est d’avoir une double racine. »

Ce garçon est un cérébral. Il a une manière d’intellectualiser, pendant des heures, son installation à Dakar comme personne. « Le Sénégal, c’est la France des années 1970. Tout est à faire. Mais je viens pour apporter, pas pour prendre », martèle-t-il. Pas de diplôme, un débit à mille à l’heure et plusieurs vies à son compteur : l’homme de 38 ans a connu la faim, la pauvreté, les galères, un métier à La Poste à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), sa ville natale, la madrasa (école coranique) à Dakar lors de son adolescence, avant de devenir chauffeur de taxi à Paris. C’est d’ailleurs lui qui avait mené, à partir de 2014, une guerre contre les VTC qui débarquaient alors en masse en France.

Au Sénégal, lui aussi a dû affronter, quand il a monté sa société, en 2016, des lobbys, peu réjouis par la perspective de voir un concurrent venu de France. « On est 17 millions au Sénégal, il y a de la place pour tout le monde », explique-t-il dans son sobre bureau, situé à Liberté 6, un quartier populaire. Depuis six ans, Ibrahima Sylla dirige Salam Transports : une vingtaine de salariés, sept bus qui relient, désormais, Dakar à Saint-Louis, Touba ou encore Tambacounda, la ville dont est originaire sa famille. Il espère un jour proposer des trajets dans les quatorze régions du pays pour le désenclaver davantage et, pourquoi pas, jusqu’en Afrique du Nord.

Justement, quand il se rendait, plus jeune, en vacances à Tambacounda, à neuf heures de route de la capitale, Ibrahima Sylla ne supportait plus ces trajets interminables, ces fauteuils à se fracasser le dos ou ces pannes à répétition. « Une fois, j’ai même dormi dans la brousse, le car n’avançait plus », se souvient-il en riant. En 2015, en compagnie de sa mère, il effectue le voyage de trop : le bus est d’un autre temps, le chauffeur désagréable et la prise en charge des bagages onéreuse. « Pourquoi les Sénégalais n’ont-ils pas le droit de voyager comme en France ? », se demande-t-il. Alors, Ibrahima Sylla se lance, à l’instinct, sans étude de marché.

L’année d’après, il vend sa licence de taxi et, avec un associé, réussit à réunir 100 000 euros, puis part en Chine acheter un bus, moins cher qu’en Europe. Avant de commencer les rotations entre Dakar et Tambacounda, il rencontre les chefs religieux des villages pour leur faire part de son projet et obtenir leur « bénédiction ». « C’est ma mission : participer au développement du pays. On me voit peut-être comme le petit Français, mais je veux qu’on finisse par dire un jour : “C’est notre fils, c’est un gars de chez nous.” »

L’arrivée au Sénégal n’est pas qu’une simple formalité : il ne suffit pas d’y avoir des racines pour être accepté. « C’est très compliqué même, c’est un changement de culture pour ceux qui viennent de France. Ce n’est pas parce qu’ils ont la peau noire qu’ils seront bien accueillis ou se sentiront à l’aise en Afrique », assure Babacar Ndao, spécialisé dans le conseil à l’installation au Sénégal. Il faut comprendre les codes du pays et apprendre le wolof. « Et, surtout, il ne faut pas venir avec une mentalité de colon », rappelle Penda Cissé. « Le Sénégalais n’aime pas les arrogants mais ceux qui se fondent dans le pays », ajoute Ibrahima Sylla.

Les sacrifices de leurs parents
Depuis plus d’un an, Salamata Konte, trentenaire au franc-parler et à la tchatche généreuse, a lancé Tukki Katt (« voyageurs », en wolof), une agence de tourisme destinée, principalement, aux diasporas africaines qui vivent en Europe. En 2021, elle a mis en place un premier voyage sur la terre de ses parents au Sénégal : « Complet en quinze jours », se félicite-t-elle. Depuis, elle a organisé sept autres séjours, notamment en Tanzanie et en Côte d’Ivoire. Cette ancienne conseillère en gestion de patrimoine, qui a fait ses études à la fac de Nanterre (Hauts-de-Seine), a compris que son histoire s’écrirait dorénavant à Dakar.

Dans cette capitale assourdissante, Salamata Konte se sent chez elle – même si elle entend des remarques qui en disent long sur le regard posé sur cette Franco-Sénégalaise. « Ici, on me dit trois fois par semaine qu’il faut que je m’intègre plus, que je parle wolof [une des langues majoritaires, alors qu’elle parle peul], sourit-elle. En France, on me disait qu’il fallait que je m’intègre alors que je suis née à Montargis [Loiret]. » Elle enchaîne, presque en apnée : « Ce qui est drôle, c’est que nos parents ont entendu ces mêmes remarques quand ils sont arrivés en France. On vit de façon inversée ce qu’ils ont connu. » Sénégalaise en France. Française au Sénégal. « C’est schizophrénique, dit-elle. En réalité, pour des gens comme moi, on ne revient pas au Sénégal, on y vient. »

Troublant paradoxe : une partie de la jeunesse française s’installe au Sénégal alors qu’une jeunesse sénégalaise rêve toujours de quitter, par tous les moyens, son pays frappé par un taux de chômage encore très élevé (autour de 24 %). Celle-ci est même prête à risquer sa vie pour y arriver. Face à cette situation, Penda Cissé, Ibrahima Sylla et d’autres ont fait le choix d’améliorer les conditions de travail et de payer davantage leurs salariés. « Un plus gros salaire a permis à quelques employés de s’enlever de l’esprit cette idée de partir », assure Ibrahima Sylla. « Il y a moins de turnover aussi. Certains ont pu s’acheter un scooter et arrivent tous les jours à l’heure, car ils ne dépendent plus des transports », se réjouit Penda Cissé. « Je cherche à dissuader les plus réfractaires de partir, mais c’est difficile. Je leur dis : “Tu vas finir migrant sous une tente à Paris ; là-bas, on va mal te traiter. Ici, le pays est en développement” », avance Abdoulaye Thiam.

Leur réussite, ils la doivent surtout aux sacrifices de leurs parents. « C’est leur revanche. Ils n’ont pas quitté leur village, il y a plus de quarante ans, pour rien », se félicite M. Thiam. Lui et d’autres racontent l’inquiétude qu’ont pu ressentir leurs aînés quand ils ont appris qu’ils projetaient de quitter la France. « Ils disaient qu’ils n’étaient pas partis du Sénégal pour que leurs enfants s’y installent, se rappelle-t-il. En réalité, ils ne se sont pas rendu compte que le pays avait changé. Aujourd’hui, ils sont fiers, très fiers qu’on ait fait quelque chose à Dakar. » « On verra dans quelques années ceux qui resteront vraiment, tempère Salamata Konte. Mais, comme nos vies sont ici, on fera probablement des enfants au Sénégal et la boucle sera bouclée. » Et Ousmane Ba de conclure : « Comme nos parents qui nous ont envoyés au Sénégal l’été, on les emmènera, pour les vacances, en France. »

Le Monde

 

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