ÉMIGRATION CLANDESTINE : A MBOUR, «PARTOUT IL Y A DES MORTS»

30 - Novembre - 2020

A cause du manque de poissons, de nombreux jeunes de Tefess, le quartier des pêcheurs, disparaissent en mer en tentant de rejoindre l’Europe pour aider leur famille. Ceux qui restent ne comptent plus leurs amis partis.
La chambre d’Ibrahima est vide. De lui, il reste quelques cahiers d’écoliers sur un petit bureau de bois, des photographies dans le téléphone portable de sa mère, et ces mots sur un journal : «Je pars pour vous aider.» A 17 ans, cet élève sérieux et travailleur est parti de la maison une nuit pour ne jamais revenir, laissant derrière lui une chambre intacte et une famille en miettes. Comme Ibrahima, des centaines de jeunes Sénégalais ont emprunté la mer dans l’espoir de rejoindre l’Europe. Comme Ibrahima, des dizaines se sont noyés. Nombre d’entre eux vivaient à Tefess, le quartier des pêcheurs de Mbour, à une centaine de kilomètres au sud de Dakar. Sur la grève, ils sont des dizaines à recoudre leurs filets ou peindre les grandes pirogues restées à quai. L’appel à la prière se mêle au bêlement des moutons, qui déambulent dans les rues ensablées. Derrière chaque porte close, derrière chaque maison au crépi délavé, un drame. «Ici, partout il y a des morts, souffle Djili, un jeune du quartier. Au début, il y avait une dizaine de disparus. On a cru que c’était le hasard. Et puis bien vite, on a compris : les gens meurent en mer à nouveau, c’est re- parti comme en 2006. Tout ça, c’est parce qu’il n’y a plus de poisson.»
L’année 2006 est restée dans les mémoires de ce village de pêcheurs comme l’année de la «crise des pirogues», l’exode de plus de 30 000 jeunes Africains subsahariens vers les côtes euro- péennes sur des embarcations de fortune. La route migratoire des Canaries, délaissée ces dernières années au profit de la voie terrestre de l’Afrique subsaharienne jusqu’au Maroc puis de la traversée du détroit de Gibraltar, semble à nouveau concentrer la majorité des flux de l’Afrique de l’Ouest vers l’Europe. Babacar, issu d’une famille où la pêche se transmet de père en fils, a lui-même tenté la traversée. «Avant, il y avait du poisson à foison, se souvient le tren- tenaire, qui n’arrive plus à nourrir ses deux femmes et ses cinq enfants. Et maintenant, plus rien. Les chalutiers européens prennent mon poisson, c’est normal que je cherche à prendre un emploi en Europe.»
Date de péremption des espoirs
La raréfaction des ressources halieutiques est souvent citée par les pêcheurs de Tefess comme la cause principale des départs : le Sénégal a signé le 1er octobre un accord de pêche controversé avec l’Union européenne. Quelque 45 navires européens pourront prélever jusqu’à 10 000 tonnes de thon dans les eaux sénégalaises – entre autres espèces – contre 3 millions d’euros par an. A cet accord décrié par la société civile sénégalaise, se superpose un scandale éclaboussant le ministère de la Pêche – accusé par l’organisation internationale Greenpeace d’avoir octroyé secrètement des licences de pêche à des chalutiers chinois. «Avant, c’étaient les chômeurs qui partaient. Maintenant, ce sont les pêcheurs. Ils reviennent avec des filets vides, tout est pris par les chalutiers étrangers», témoigne Moussa, vieux pêcheur qui a vu les cargai- sons des pirogues diminuer au fil des ans.
Le 26 octobre, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a annoncé la mort de 140 personnes sur une embarcation partie de Mbour. Un bilan contesté par les autorités sénégalaises. Dans ce village, l’économie dans son ensemble a fait naufrage. Au-delà de la pêche sinistrée, les conséquences de la pandémie de Covid-19 sur le tourisme, qui faisait vivre des centaines de jeunes, ont plongé de nombreuses familles dans la misère. Au point, pour certaines d’entre elles, d’inciter leurs enfants à risquer leur vie en mer.
Aux côtés d’une dizaine de jeunes diplômés, Djili a monté l’association Justice Mbour, qui tente de sensibiliser la jeunesse aux dangers de l’immigration clandestine. Le jeune homme ne compte plus ses amis partis. «Quand ils s’en vont, ils ne disent rien. Les gens se réveillent un beau matin et constatent la disparition d’un frère, d’un cousin, d’un neveu. Au bout de trois jours, ils savent qu’ils ont pris une pirogue. Au bout de dix, ils savent qu’ils sont morts.» Dix jours, durée maximale de la traversée, date de péremption des espoirs. «Les proches lancent des appels sur les réseaux sociaux. On va voir pour eux dans les hôpitaux, les prisons puis les morgues. Souvent, ils sont absents.» Il suffit d’un témoignage pour que le deuil s’amorce. «On trouve toujours quelqu’un pour dire : “J’ai vu ton frère, il était sur la pirogue, il est mort.”» Alors, les familles orga- nisent d’étranges funérailles, et récitent des prières d’adieu aux corps qui ne reposeront pas dans la terre qui les a vus naître.
La marine nationale sénégalaise, avec l’appui de la Garde civile espagnole, a intercepté cinq vaisseaux clandestins entre le 7 et le 25 octobre. Mais personne n’est en mesure de donner le nombre des pirogues qui, chaque jour, partent à l’assaut de l’Atlantique. Même pas Papa Ndoye, l’un des chefs de quartier les plus respectés de Tefess. L’homme au regard las a vu partir son frère pour l’Europe, et ne jamais revenir. Egrenant nerveusement son chapelet, il raconte comment, avec une dizaine de bénévoles, il a mis sur pied un groupe de volontaires se relayant de jour comme de nuit pour surveiller les côtes et le mouvement des pirogues assassines. «Maintenant, les passeurs ne se donnent même plus la peine de partir la nuit, soupire-t-il. Ils cachent la grande pirogue à quelques kilo- mètres des côtes et embarquent les migrants sur des petites pirogues pour la rejoindre.»
«Petit prodige du foot»
Le 13 novembre, une grande journée de deuil était organisée à la mosquée de Tefess. En mémoire des disparus, un récital du Coran, des prières pour les familles des victimes. Ibrahima, 29 ans, diplômé d’un master en logistique, vient, lui, tout juste de rentrer après dix jours d’absence. Il a survécu, contrairement à son jeune homonyme. «Quand ta mère est malade, que tu n’as même pas l’argent pour l’envoyer à l’hôpital et que tu restes là à la regarder dépérir, c’est comme si tu étais déjà mort. Alors, prendre la pirogue...» A l’évocation de la longue traversée, le grand gaillard est secoué de spasmes et peine à parler. «J’ai cru que j’allais mourir. Chaque matin, j’étais étonné d’être vivant.» L’esquif est finalement intercepté au large des côtes mauritaniennes, cinq jours après son départ. Trois jours plus tard, il parvient à rentrer à Mbour. «Quand j’ai retrouvé ma mère, elle m’a semblé plus maigre que jamais», se souvient Ibrahima en tremblant de tous ses membres. Pendant son absence, la vieille dame n’avait ni mangé ni dormi. Ibrahima s’est juré de ne jamais plus reprendre la route vers l’Europe. «Je ferai un peu d’achat et de vente... Je vivrai mal, mais je vivrai parmi les miens», souffle-t-il.
Un vœu que ne partagent pas tous les revenants. Malgré les compagnons de voyage devenus fous à force de boire de l’eau de mer, malgré la pirogue sur laquelle il était serré «comme en prison» six jours durant et les morts qu’on jetait à l’eau, si nombreux qu’on ne les comptait plus, Moussa Fall, carreleur de 27 ans au corps couvert de poussière, re- partirait sans doute s’il en avait l’occasion. Sur l’écran de son téléphone portable, Modou fait défiler les visages disparus. Parmi eux, il y a Amdy, beau jeune homme aux dreadlocks posant dans son échoppe de chaussures. Il y a aussi Libasse, étudiant en droit fier comme Artaban. Et tant d’autres. «Plus de dix jours qu’ils sont partis. Plus d’espoir», résume, laconique, celui qui a appris la veille la disparition de son cousin.
Les proches d’Ibrahima, 17 ans, ont appris sa mort dix jours après son départ en mer. Cette année, le plus célèbre des enfants du Sénégal engloutis par la mer est certainement Ousmane Faye. Malick fut son instituteur. Dans ses mains, deux photos de classe jaunies. L’enfant figure au dernier rang. «Tout le quartier le surnommait “Doudou”. C’était un petit
prodige du foot. Un gaucher magique.» Son père avait vu des vidéos d’enfants de son âge évoluer dans de prestigieux centres de formation en Europe. «Un jour, il est venu le chercher à l’école en lui disant qu’il allait l’emmener en voyage. Il avait 14 ans. Personne ne l’a jamais revu.» Au Sénégal, Doudou est devenu un symbole. Sur les réseaux sociaux, des centaines d’internautes se sont émus de la noyade de l’enfant aux yeux rêveurs. «Si seulement il n’y avait qu’un seul Doudou...» se désespère son ancien maître d’école qui voit, les uns après les autres, les jeunes de son quartier partir. «Ils viennent par bus entiers de l’intérieur du pays, parfois plus jeunes qu’Ousmane. Souvent, ils n’ont jamais vu la mer.»
«Si tu meurs, on te jette»
Le prix du voyage se monnaie entre 250 000 et 600000 francs CFA (entre 380 et 911 euros), selon les aptitudes à la nage des candidats au départ. «Un capitaine de pirogue se sait responsable des morts. C’est pour cela que les pêcheurs peuvent partir pour 200 000 francs : eux, ils savent nager et n’auront pas le mal demer», confie désabusé Malick. Les autres mourront. «Avec le mal de mer, tu vomis, tu te déshydrates. Si le bateau est perdu, c’est la fin assurée. Et si tu meurs sur le bateau, on te jette par-dessus bord», dit l’enseignant, en regardant avec mélancolie le front de mer. «Le pire, c’est qu’avec l’argent de la traversée, ils pourraient monter une petite affaire ici.» Selon l’OIM, 1 313 migrants d’origine africaine ont disparu en mer depuis le début de l’année. Derrière chacun d’entre eux, un trou au cœur d’une famille. Et autant de chambres vides.
Libé

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