SENEGAL : UNE CAMPAGNE INEDITE POUR UN SCRUTIN DE TOUS LES POSSIBLES

29 - Juillet - 2022

Quelques heures des élections législatives prévues ce dimanche 31 juillet 2022, les Sénégalais suivent une drôle de campagne, marquée par une situation inédite : huit coalitions en lice, dont deux des plus grandes, y participent, avec chacune une seule liste. Jouant davantage sur les sujets de passion et peu sur les programmes, la battue des électeurs laisse surtout dubitatifs les observateurs.
Une campagne insolite
Les législatives au Sénégal, prévues ce 31 juillet 2022 mettent en lice des candidats inconnus au bataillon et autres « remplaçants » devenus « titulaires » à l'insu de leur plein gré. D'autres, non éligibles parce que recalés, qui battent campagne malgré tout, après l'invalidation de leur liste. Certains protagonistes, membres d'une opposition fragmentée, annoncent leur ralliement à la coalition présidentielle, à quelques jours seulement des élections. Et vice versa.
Dans ce méli-mélo, tous ont tout de même commencé timidement la campagne, le dimanche 10 juillet dernier, coïncidant avec la célébration de la fête musulmane de Tabaski (Aïd-el-Kébir). Après plus de deux semaines de meeting, processions populaires et autres « visites de proximité » ponctuées, par endroit, de violence, entre coalitions rivales, voire entre partisans du même bord, une montée généralisée d'adrénaline dans la campagne a été notée, durant cette troisième et dernière semaine.
Au total, huit coalitions de partis se sont lancées à la pêche aux électeurs, partagés entre indifférence et passion. Les Sénégalais doivent élire 165 députés, selon un scrutin proportionnel réunissant des listes nationales, avec 53 parlementaires, et un scrutin majoritaire, avec 97 autres, devant représenter les 46 départements du pays, auxquels s'ajouteront 15 députés issus de la diaspora. Les formations politiques ou coalitions de partis présentent, en principe, une liste de titulaires et de suppléants pour le scrutin proportionnel. Pourtant, ce scrutin a dû surmonter plusieurs péripéties qui ont fait planer la menace d'un report, sur fond de confusion, de tensions et de manifestations.
Plusieurs figures de l'opposition, parmi lesquelles Ousmane Sonko, ont été contraintes de renoncer à participer aux élections, non sans avoir appelé leurs soutiens à protester contre ce qu'ils estimaient être un stratagème du président Macky Sall pour écarter ses adversaires sous couvert de moyens légaux.
Alors que tous les grands partis se préparaient activement pour ces élections, et qu'un bouleversement s'annonçait au vu des résultats des dernières élections municipales qui ont vu triompher l'opposition, le mardi 24 mai, le ministère de l'Intérieur a finalement validé huit listes nationales et rejeté deux listes, et pas les moindres. Il s'agit, d'une part, de la liste nationale des suppléants de la coalition présidentielle, Benno Bokk Yakaar (ensemble pour une même aspiration en wolof), pour n'avoir pas respecté les règles de parité instaurée, et d'autre part, de la liste nationale de titulaires de Yewwi Askan Wi (libérer le peuple en wolof), principale coalition de l'opposition dirigée par Ousmane Sonko. En cause ? L'une des candidates figure à la fois sur la liste des titulaires et sur celle des suppléants. Saisi pour arbitrage par les coalitions concernées, le Conseil constitutionnel a confirmé à son tour le rejet de ces deux listes en cause.
S'estimant lésée, cette frange de l'opposition a d'abord menacé de ses foudres le pouvoir, accusé de vouloir l'écarter du scrutin. Résultat ? Deux manifestations ont été organisées, dont la deuxième, « non autorisée » par les autorités, le 17 juin, a entraîné des échauffourées avec les forces de l'ordre causant blessures et pertes en vies humaines du côté des manifestants.

Les Sénégalais partagés entre défiance et indifférence
Le calme et la sérénité revenus après l'intermédiation de membres influents de la société civile, la campagne, finalement lancée, ne semble pas susciter l'engouement chez les électeurs potentiels. Parmi eux, O. D., 39 ans, jeune cadre commercial dans une entreprise privée internationale, qui ne cache pas son agacement. « Les Sénégalais sont plus préoccupés par leur dépense quotidienne que par les paroles des politiciens », déclare-t-il. Selon lui, la recherche de moyens de subsistance accapare la plupart des chefs de famille, ce qui fait que ces derniers, lui y compris, ne suivent que d'un œil la campagne les candidats. L'augmentation des prix des denrées de première nécessité, tout comme celle du coût du carburant, est passée par là. Et les fortes pluies subies ces derniers jours par les populations, notamment de la banlieue de Dakar, avec leur lot d'inondations, n'ont fait qu'augmenter le ressentiment et, pour certains, une perte de confiance envers les hommes politiques.
Pour les opposants, comme toujours, les sujets abordés portent sur les violences, verbale et physique, la « prédation » foncière, les inondations, le « gaspillage » des deniers publics, la cherté de la vie, la réforme du système de santé, de l'éducation, la migration irrégulière et ses conséquences dramatiques, etc.
Du côté de ce médecin qui s'est mis récemment à son compte, « les élections ne passionnent guère les Sénégalais car une perte de confiance, voire une rupture, s'est opérée entre les hommes politiques et leurs concitoyens ». Les intellectuels ont pour leur part déserté le champ politique et se démarquent des politiciens, par dépit, pour la plupart, révèle le praticien. Lui reconnaît pour sa part ne pas vraiment suivre les élections, se contentant juste de lire sur les réseaux sociaux les déclarations des uns et des autres, lorsque le temps le lui permet. Si, parmi ses connaissances, certains envisagent déjà de s'abstenir pour le scrutin de dimanche prochain, lui compte souscrire à son devoir citoyen. « Qu'il pleuve ou qu'il vente », soutient-il.
Pour F. S., 26 ans, qui vient de terminer sa formation et son stage pour devenir enseignante au cycle élémentaire, les législatives ne retiennent guère son attention. La jeune femme confie ne suivre aucun des protagonistes et ne s'est pas encore décidée à aller voter ou non. Sur les raisons de son désintérêt, elle lâche un laconique « à quoi bon ? », préférant attendre la présidentielle de 2024 pour aller voter.
Selon cet enseignant à la retraite qui souhaite aussi garder l'anonymat, les discours délivrés par les candidats ne changent rien du tout, du côté de BBY comme du côté de YAW. Pour ne rien arranger à la situation, la coalition Bunt Bi (la porte) s'est fissurée : ses ténors ont justement claqué la porte lors de leur récente sortie à Kaffrine, centre du pays. Ces derniers reprochent à leur mandataire principal d'avoir bafoué les principes et les valeurs de leur coalition.
Médias en procès
« C'est scandaleux », martèle notre interlocuteur enseignant. « Personne ne connaît les candidats », s'insurge-t-il, estimant que « c'est le rôle des médias de les faire connaître ». Abordant le traitement de la campagne par la presse, il soutient : « Les médias n'informent pas et sèment la confusion, car ils se focalisent sur des déclarations qui sont sorties de leur contexte mais qui font une bonne publicité à Yewwi. Sonko est un bon client pour la presse, car ses déclarations sont vendeuses pour les journaux », argue le septuagénaire.

Poursuivant son analyse, il déclare, sur un ton de reproche : « La presse n'a pas organisé les débats entre les candidats tête de liste des coalitions respectives. » Selon lui, « il n'y a pas que les porte-parole qui peuvent débattre. Si Sonko et Mimi Touré [tête de liste de BBY] ne peuvent pas débattre, d'autres peuvent le faire, à l'image de Guy Marius Sagna et Victorine Ndeye ». Le premier, activiste et opposant, est tête de liste départementale de Yewwi, à Ziguinchor, sud du pays, et l'autre, secrétaire d'État au gouvernement, est tête de liste de BBY, dans la même localité. Les deux protagonistes ont servi une véritable leçon de démocratie à leurs pairs en se prêtant à cet exercice que d'autres préfèrent esquiver.
Les membres de "Yewwi Askan Wi" (Libérer le Peuple en langue wolof), la principale coalition de l'opposition, formée autour d'Ousmane Sonko, arrivée troisième de la présidentielle de 2019.
Une opinion partagée par B. S., haut cadre dans une administration de l'État, qui avoue suivre avec intérêt les élections. Le choix porté sur une femme, en l'occurrence Aminata dite « Mimi » Touré, ancienne Première ministre et ancienne présidente du Conseil économique et social sous Macky Sall, est loin d'être anodin, selon lui. Le camp présidentiel a voulu l'opposer à Ousmane Sonko, principal chef de file de l'opposition. Arrivé 3e de la présidentielle de 2019 et candidat déclaré pour celle de 2024, l'ancien inspecteur des impôts et domaines semble rallier une bonne frange de la jeunesse, dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de 30 ans. Son ascension a été quelque peu ternie par une affaire de viol présumé pour lequel il est mis sous contrôle judiciaire. L'opposition de ses souteneurs à son interpellation et sa garde à vue avait conduit à des émeutes de plusieurs jours ayant entraîné une douzaine de morts, en mars 2021.
Disparités de moyens pour faire campagne
La stratégie de la majorité au pouvoir s'est révélée payante, car le leader de l'opposition se garde bien d'attaquer frontalement Mimi Touré, se contentant d'user de la métaphore « Macky Sall, la femme au foulard et leur équipe » pour désigner le camp du pouvoir. En guise de stratégie aussi, BBY mise tout sur les réalisations de la majorité présidentielle, dans les différents secteurs d'activité et les infrastructures inaugurées en grande pompe par le président Macky Sall lui-même, poursuit B. S., dans son analyse.
En revanche, entre la majorité sortante et l'opposition radicale, dirigée par Ousmane Sonko, s'intercale une nouvelle coalition au discours moins violent mais tout aussi critique vis-à-vis de Macky Sall et de Yewwi. Il s'agit de la coalition dénommée Alternative pour une assemblée de rupture ou AAR Sénégal (préserver le Sénégal en wolof), dirigée par Thierno Sall, ancien ministre de l'actuel régime.
Hormis ces têtes de file, déjà connues du grand public, cette absence de visibilité des autres candidats est aussi due à la disparité notée entre les moyens dont bénéficient les uns et pas les autres. « Les candidats de l'opposition ne disposent pas d'une manne financière leur permettant de réaliser une grande campagne de communication, contrairement au camp du pouvoir. » En attestent aussi les affiches de campagne visibles depuis quelques jours sur le mobilier urbain et sur les panneaux publicitaires qui jalonnent les principales artères de la capitale. La taille des affiches révèle les moyens disponibles et dégagés sans compter : celles de la coalition présidentielle font dans le gigantisme, tandis que celles du camp adverse épousent les formats standards, plus modestes.

Un référendum « pour ou contre un 3e mandat » de Macky Sall
Par contre, un autre candidat bat campagne sans avoir besoin des médias, c'est Bougane Gueye Dany, indique l'enseignant à la retraite. Ce candidat, leader de la « Grande coalition Gueum Sa Bopp » (croire en soi), ancien journaliste, patron de presse et homme d'affaires, dispose de son propre groupe (radio, télé, quotidien et site Internet) pour faire parler de lui. Même s'il a été mis hors course, sa liste ayant été invalidée pour insuffisance de parrainage, lui bat campagne contre une velléité de troisième mandat que l'on prête au président Macky Sall. Toujours agitée, mais jamais démentie formellement par l'intéressé lui-même, la volonté de briguer un autre mandat pour le président Sall est toujours présentée comme un spectre par l'opposition pour appeler les populations à y faire barrage.
Le président Sall, élu en 2012 pour sept ans et réélu en 2019 pour cinq ans, maintient le flou sur ses intentions en 2024. Une défaite aux législatives pourrait contrarier ses projets.
Les législatives se présentent ainsi comme un référendum « pour ou contre un 3e mandat » de Macky Sall, et c'est la stratégie adoptée par l'opposition. Une opinion partagée par l'enseignant à la retraite. Selon lui, « s'il y a une majorité de députés issus de l'opposition, il [Macky Sall] lâchera l'affaire ; mais s'il a la majorité, il va oser demander un 3e mandat », poursuit l'homme, qui pronostique : « Mais il ne passera pas. »
D'ici là, au soir du dimanche 31 juillet 2022, 165 députés seront élus à l'Assemblée nationale du Sénégal. Une chambre qui, selon sa coloration politique, va basculer en faveur ou non d'une cohabitation appelée de tous ses vœux par l'opposition. Le cas échéant, ce serait une première dans l'histoire politique du Sénégal.

LePoint

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