L’ECOLE ELEMENTAIRE N’EST PAS UNE FABRIQUE A METIERS : ELLE EST LE BERCEAU DES HUMANITES (Par Cherif Salif SY)
INTRODUCTION : LA CITÉ ET L’ESPRIT
Dans un monde envahi par les logiques marchandes, où l'utilité immédiate, réduite à la performance économique et à l'employabilité, menace de prendre le pas sur la formation de l'esprit, il est temps de rappeler une vérité simple, historiquement éprouvée et philosophiquement indispensable
Cette réalité, c'est que l'école primaire n'est pas et ne doit pas être, l'école des métiers de l'entreprise. Elle est et doit demeurer le temple fondateur des humanités, ces connaissances et disciplines qui nous rendent humains en nous reliant à la culture, à l'histoire, à la pensée critique et à l'éthique.
Cette vision n'est ni une nostalgie romantique ni un refus des réalités économiques. C'est au contraire la condition nécessaire pour produire des sujets capables de s'orienter, de comprendre et de modifier ces réalités, au lieu de s'y plier. En assimilant la mission de l'école à la préparation à un métier, on prend le risque d'une erreur stratégique majeure : celle de sacrifier la souveraineté intellectuelle future d'un pays sur l'autel de besoins économiques immédiats, toujours fluctuants et souvent imprévisibles. Le temps de l'enfance est un temps long, celui de la maturation lente et profonde ; le marché, lui, est celui du temps court, volatile et cyclique. Aligner le premier sur le second, c'est bâtir sur le sable.
Notre plaidoyer est donc pour une école primaire comme matrice des humanités et berceau de la souveraineté intellectuelle. C'est défendre un sanctuaire où l'enfant, avant d'être un producteur, apprend à être un penseur, un citoyen et un héritier de la grande conversation humaine.
L’ÉCOLE COMME MATRICE DE LA LIBERTÉ
L'école primaire n'est pas seulement le lieu de l'acquisition des « compétences de base ». Elle est le premier lieu institutionnel et socialisé où l'enfant se confronte de façon organisée, systématique et progressive, aux instruments de base de la connaissance et de la compréhension du monde. C'est l'atelier de l'âme.
1. La rencontre avec les outils fondamentaux de la pensée:
Le langage : l'apprentissage de la lecture et de l'écriture est plus que technique. C'est le premier grand rite d'initiation à la vie de l'esprit. Déchiffrer des syllabes, puis des mots, puis des phrases, c'est accéder au sens. Mais c'est surtout penser avec la langue. Comprendre une métaphore, c'est comprendre une analogie. Suivre le fil d'un argument, c'est s'exercer au raisonnement déductif. Écrire une phrase juste, c'est structurer sa pensée. La langue n'est pas seulement un moyen de communication. De même qu’un sculpteur travaille la matière (argile, pierre), le penseur travaille avec la "matière" du langage. Par elle, l'enfant apprend à dire l'invisible : les sentiments subtils (la tristesse, l'indignation), les idées abstraites (la justice, la liberté, l'égalité), les réalités immatérielles qui font notre humanité. Le nombre et la raison : les mathématiques à l'école primaire ne sont pas un utilitaire comptable. Elles sont le premier contact avec la logique pure, la nécessité, l'abstraction. Résoudre un problème de partage, c'est aborder la justice distributive. Connaître la géométrie, c'est connaître les lois éternelles qui régissent l'espace. Le nombre est un langage universel pour modéliser le monde, de l'infiniment petit (la biologie) à l’infiniment grand (l'astronomie). Il forme l'esprit, il lui enseigne la rigueur, la preuve, la beauté sévère de la vérité. Le récit et la mémoire : l'histoire, la géographie, la littérature sont les sciences du récit. Elles enseignent à l'enfant qu'il n'est pas un îlot, mais un maillon d'une chaîne longue et complexe. Les contes, les mythes fondateurs, les œuvres littéraires interpellent la conscience morale par des dilemmes, des héros, des trahisons, des sacrifices. Ils sont le laboratoire des émotions et des valeurs. L'histoire lui offre les outils pour interpréter le présent : comment les sociétés émergent, prospèrent, s'affrontent, déclinent ou se transforment. C'est un vaccin contre la naïveté et la manipulation, révélant la complexité des causes et des effets.
2. Former à la lucidité : l’antidote à la manipulation :
Former aux humanités, c'est donc constituer l'outillage mental de la lucidité. Dans une société de l'information et de la désinformation, cet outil est la première des souverainetés : la souveraineté sur son esprit.
Esprit critique : un enfant qui a l'habitude de décortiquer un texte, d'en chercher le sens caché, sera plus à même de décrypter un discours politique, une publicité ou une rumeur sur les réseaux sociaux. Il aura acquis une « méfiance méthodique » salutaire.
Capacité à connecter : les humanités apprennent que tout est lié. Un fait historique a des causes économiques, sociales et culturelles. Une œuvre d'art est le miroir d'une époque et le modèle de la suivante. Cette pensée systémique est essentielle pour comprendre les problèmes complexes du monde contemporain (crise écologique, interdépendances géopolitiques) qui ne peuvent être résolus par une approche cloisonnée et spécialisée.
Pouvoir de comprendre : comprendre, c'est dépasser l'opinion. C'est comprendre les causes d'un phénomène. C'est la base de l'empathie cognitive (comprendre un point de vue opposé) et de l'action éclairée.
En bref, l'école matrice de la liberté n'apporte pas de réponses, elle apporte les moyens de se poser les bonnes questions et de trouver ses propres réponses. Elle arrache l'enfant à l'immédiateté, à l'émotion pure, à la pensée unique, pour en faire un sujet libre et pensant.
L’ENTREPRISE : UN HORIZON, PAS UNE BOUSSOLE
Précisons notre propos : il ne s'agit pas de faire le procès de l'entreprise comme institution sociale et économique.
Dans sa fonction propre (produire, créer de la richesse, innover), elle est nécessaire. Le danger n'est pas l'entreprise, mais l'importation de sa logique, l'homo economicus et le profit, comme principe organisateur de l'école primaire.
1. La confiscation du temps de l'émerveillement :
Inculquer très tôt les concepts de rentabilité, de spécialisation précoce et de performance chiffrée, c'est voler à l'enfant le temps de l'émerveillement, de l'errance intellectuelle et de l'exploration désintéressée. L'enfant apprend par la curiosité et le jeu. Il prend des chemins de côté, s'arrête sur un détail, pose des questions qui ne servent « à rien ». C'est dans ces interstices que se cache souvent l'étincelle de la créativité et de la passion à venir. Un système utilitariste immédiat cherche à rationaliser ce processus, à le rendre « efficace ». On dit à l'enfant : « Ce que tu apprends doit te servir à quelque chose. Tu es un futur rouage, prépare-toi à t'emboîter.» Ce message est une réduction anthropologique. L'enfant n'est pas une pièce ; il est une promesse, un potentiel aux contours incertains.
2. L’aliénation par la spécialisation précoce :
L'entreprise contemporaine apprécie la spécialisation, la division du travail. Appliquée à l'école, cette logique conduit à un enseignement en silo, où les matières sont cloisonnées, où l'on cherche à repérer et à « développer » très tôt des « talents » particuliers pour les diriger vers des « filières ». Or, le propre des humanités est de relier. Que vaut la formation d'un ingénieur s'il n'a pas de culture historique pour saisir l'impact social de ses créations, ni de culture éthique pour en évaluer les conséquences ? Que vaut un juriste qui n'a jamais appris à lire un texte littéraire et à en déceler les ambiguïtés et les subtilités ? La spécialisation précoce, sans fondement humaniste, engendre des spécialistes unidimensionnels, techniquement compétents mais culturellement et éthiquement aveugles.
3. La dignité humaine contre la valeur marchande :
L'école doit s'aligner non sur les besoins fluctuants du marché, mais sur les exigences permanentes de la dignité humaine. Cette dignité, c'est la possibilité de penser, de juger, d'agir dans la Cité, de ressentir du beau, de chercher du sens. Une éducation qui ramène l'individu à sa fonction économique future nie cette part de notre humanité. Elle forme à la servitude volontaire, à se définir par son titre de poste et son salaire, plutôt que par la richesse de sa vie intérieure et son engagement civique. L'entreprise, outil, doit servir une société d'hommes épanouis et souverains ; elle ne doit pas faire la loi à l'institution qui les éduque.
FORMER DES CITOYENS SOUVERAINS, PAS DES PRODUCTEURS DOCILES
Cet enjeu est d'autant plus crucial dans les contextes africains et, plus largement, pour tout pays aspirant à une souveraineté effective, au-delà des formes juridiques. La lutte pour la souveraineté est aussi, et peut-être d'abord, une lutte pour le contrôle du récit, de la pensée et des normes.
1. La souveraineté intellectuelle, fondement de toute autre souveraineté :
Un pays qui ne fabrique pas ses propres cadres de pensée, qui importe ses concepts, ses modèles économiques, ses grilles d'analyse et jusqu'à son imaginaire, est un pays dépendant. Il est condamné à répondre aux agendas des autres. L'école primaire est le lieu décisif où se prépare cette aptitude future d'un peuple à penser par lui-même, à se donner ses propres objectifs, à se doter de ses propres institutions.
Déconstruire les narratifs dominants : un enfant éduqué aux humanités remettra en question le récit unique. Il saura décrypter un manuel d'histoire et en déceler les silences ou les partis pris. Il pourra lire une communication du FMI ou de la Banque mondiale non comme une parole d'Évangile, mais comme un texte produit par une institution avec sa vision du monde, ses intérêts et son idéologie
Parler le langage du pouvoir : la souveraineté se fait avec des mots et des idées.
Écrire une Constitution, interpréter un traité international, rédiger une loi, négocier un accord : tout cela requiert une maîtrise parfaite de la langue, une connaissance approfondie de la philosophie politique et du droit, une capacité d'abstraction. Ces compétences ne s'inventent pas. Elles s'acquièrent lentement, dès l'enfance, par l'étude rigoureuse de la grammaire, de la littérature, de l'histoire et de la rhétorique.
2. Former les architectes de la souveraineté future :
Il ne s'agit pas de faire des nationalistes bornés, mais des esprits assez forts et assez éclairés pour édifier les institutions de leur pays. Ces «architectes de la souveraineté» sont :
• Le législateur qui élabore des lois justes et adaptées au contexte local et non des copies de modèles étrangers ;
• Le diplomate qui négocie avec intelligence et fermeté, armé d'une culture historique et géopolitique ;
• L'économiste qui conçoit des modèles de développement endogènes, et non des plans préfabriqués ;
• Le juge qui rend une justice indépendante, basée sur une interprétation contextuelle du droit ;
• Le citoyen qui, à son niveau, sait mobiliser sa communauté autour d'un projet, comprendre les enjeux locaux et demander des comptes à ses dirigeants. Sans école primaire humaniste, ces profils sont l'exception. On formerait d'excellents exécutants, des techniciens habiles, mais on manquerait d'hommes capables de penser le système et de le ramener au bien commun.
L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE : LABORATOIRE DE LA PENSÉE, PAS ATELIER DE PRODUCTION
Il s'agit maintenant de dire ce que cela veut dire, dans la pratique pédagogique, de considérer l'école comme un « laboratoire de la pensée ».
1. Refus de la précocité utilitariste :
La pression sociale est forte pour que l'enfant « sache ce qu'il veut faire plus tard » de plus en plus tôt. Cette précocité utilitariste est trompeuse. Elle veut que l'enfant pense métier avant de penser monde. Elle l'enferme trop tôt dans une identité professionnelle étriquée, alors que son esprit devrait être ouvert à tous les possibles. L'école primaire doit être un rempart contre cette pression. Son rôle est d'offrir une culture générale vaste et solide, terreau dans lequel pourront ensuite germer des vocations véritables et pérennes. Un futur ingénieur se révélera peutêtre en construisant une maquette, mais aussi en étant fasciné par la beauté des équations ou en lisant un roman d’Aminata Sow Fall.
1. Refus de la précocité utilitariste :
Dans ce laboratoire, l'enseignant n'est pas un transmetteur de connaissances, mais un « éveilleur ». Les approches doivent favoriser :
• Le questionnement socratique : apprendre à interroger un texte, un fait historique, un problème mathématique ;
• La pluridisciplinarité : étudier la société Walaf en lisant des extraits de Abdoulaye Bara Diop (sociologie), en analysant des tableaux de Papa Ibra Tall (arts), en calculant l'évolution des prix (mathématiques) ;
• Le projet créatif : écrire et jouer une pièce de théâtre, créer un journal de classe, monter une exposition sur un thème historique ou scientifique. Ces projets mettent en jeu des compétences variées (recherche, écriture, coopération, oral) de façon intégrée et motivante ;
• Le droit à l'erreur : l'erreur doit être perçue comme un moment d'apprentissage, et non comme une faute à punir.
Le doute est le moteur de la recherche. Un laboratoire, c'est un endroit où l'on essaie, où l'on se trompe, où l'on apprend de ses erreurs.
C'est dans ce moule rigoureux et stimulant que se forgeront non seulement les ingénieurs, les juristes ou les artistes de demain, mais surtout des femmes et des hommes accomplis.
Des citoyens qui savent dire « non » à l'injustice, « proposer autre chose » à l'impasse, « refuser l'inacceptable » avec les mots de la raison et la force de la conviction.
POUR UNE PÉDAGOGIE DE LA SOUVERAINETÉ : UN APPEL À LA MOBILISATION
Défendre cette école n'est pas une bataille d'arrière-garde. C'est une nécessité stratégique pour l'avenir de nos pays. Cela exige une mobilisation volontariste de tous les acteurs de la société.
1. Le rôle des décideurs (gouvernants, législateurs) :
Revoir les programmes : veiller à ce que les programmes d'enseignement élémentaire soient concentrés sur les fondamentaux des humanités (maîtrise de la langue, histoire, géographie, littérature jeunesse, mathématiques comme langage logique, initiation aux arts) et résistent à la tentation d'y introduire des « modules » de pré-professionnalisation ou de « découverte de l'entreprise » qui n'ont pas leur place à ce niveau.
Revaloriser la formation des enseignants : attirer les meilleurs cerveaux vers le métier d'enseignant des écoles et leur assurer une formation continue de qualité, en particulier en philosophie de l'éducation, en histoire des idées et en pédagogie active. Un professeur qui n'est pas alimenté par les humanités ne peut les enseigner.
Prendre le temps : refuser la logique de l'évaluation continue et chiffrée. Donner aux enseignants et aux élèves le temps long de l'approfondissement
2. Le rôle des enseignants :
Les enseignants sont les premiers gardiens de ce temple. Ils doivent avoir la foi et la formation pour dire aux parents et à la société que lire un poème ou comprendre l’histoire des tirailleurs sénégalais ou de la Révolution industrielle est tout aussi « utile » dans un sens plus profond qu'apprendre à coder. Ils doivent mettre en œuvre une pédagogie exigeante et bienveillante, croire en la possibilité pour tous les enfants d'accéder à ces savoirs et refuser le renoncement et la facilité.
3. Le rôle des parents et des citoyens :
Changer de boussole : ne plus interroger les enfants sur leurs « devoirs pour le métier » mais sur ce qui les a émerveillés, intrigués, mis en colère dans leurs apprentissages.
Encourager la culture générale, la curiosité, l'esprit critique à la maison. Défendre l'école publique : pour une école qui forme des citoyens et non des consommateurs.
Réaliser que l'éducation n'est pas un service comme les autres, mais un bien commun qui engage l'avenir de la société.
CONCLUSION : LE DESTIN ET LA PENSÉE
Le choix est simple. Soit, nous cédons à la logique du court terme et faisons de nos écoles des succursales des DRH des entreprises, fabriquant des générations techniquement compétentes mais intellectuellement assistées, manipulables et culturellement démunies. Soit, nous parions sur la profondeur et la liberté. Nous préférons croire que le destin d'un pays ne se mesure pas à ses indices boursiers ou à ses taux de croissance, mais à la qualité de sa pensée. Un pays qui éduque ses enfants à penser par eux-mêmes, à hériter critique.