Téléphones bannis, numérique encouragé : les paradoxes de l’école sénégalaise à l’ère digitale (par Djibril Sané)
L’école est, selon les termes du communiqué de presse du ministère de l’Education Nationale, est un « sanctuaire du savoir et de la citoyenneté ». C’est dans cet esprit que le récent communiqué de presse a décrété l’interdiction stricte de l’usage du téléphone portable dans toutes les écoles, collèges et lycées, publics comme privés. L’objectif affiché est clair : protéger les élèves des distractions, des dérives liées aux écrans, du cyberharcèlement et préserver la qualité de l’enseignement. Cette décision, au premier abord, semble répondre à de réelles préoccupations
1.Protegéer pour mieux apprendre
Il serait difficile de nier les effets d’un usage incontrôlé du portable en milieu scolaire. Les enseignants, les parents d’élèves et les acteurs éducatifs constatent quotidiennement que la concentration des élèves s’effrite face aux sollicitations incessantes des réseaux sociaux. Les dérives sont également connues : cyberharcèlement, exposition à des contenus inadaptés, risques pour la santé mentale et physique des plus jeunes. En ce sens, l’intention du ministère rejoint les inquiétudes de nombreux parents et éducateurs.
2. Une interdiction aux multiples exceptions
Cependant, le communiqué de presse porte en en lui des contradictions qui interrogent sa cohérence. Il proclame une interdiction « stricte et rigoureuse », mais ouvre en même temps la possibilité pour les enseignants d’autoriser ponctuellement l’usage du portable à des fins pédagogiques, notamment pour initier les élèves aux usages numériques et à l’intelligence artificielle. Le téléphone est donc jugé nuisible d’un côté, mais utile de l’autre.
De plus, si le téléphone est banni, tablettes, ordinateurs et liseuses demeurent autorisés. Or, les arguments contre le portable : dépendance aux écrans, isolement social, baisse de la concentration, s’appliquent tout autant à ces dispositifs. Cela traduit une distinction fragile entre « mauvais écran » et « bon écran », qui pourrait brouiller le message éducatif.
3. Uniformité affichée, diversité d’application
Le communiqué de presse vise une application harmonisée sur tout le territoire, mais laisse aux établissements la liberté de choisir leur méthode de gestion des portables : casiers sécurisés, collecte par les enseignants, rangement dans les sacs en mode éteint… Cette flexibilité, certes pragmatique, ouvre la voie à une grande disparité dans l’application. Là encore, l’uniformité affichée se heurte à la réalité de pratiques locales très variables.
4. l’école face à un dilemme
Ces contradictions révèlent un dilemme plus profond : l’école doit- elle rester un sanctuaire coupé des dérives numériques, ou devenir un espace d’éducation critique et raisonné aux usages du numérique ? Car, dans le même temps, l’Etat affirme vouloir promouvoir la Stratégie du Numérique pour l’Education et intégrer l’intelligence artificielle dans les pratiques pédagogiques. Le message envoyé aux élèves devient alors paradoxal : « le numérique est l’avenir, mais pas dans ton sac ».
5. Exemple africain : Ghana
Des expériences africaines prouvent déjà que l’usage régulé du téléphone peut renforcer l’apprentissage.
Au Ghana : une étude intitulée « The Use and Effect of smartphone in students’ Learning Activities : Evidence from the Univrsity of Ghana, Legon” (294 étudiants interrogés) montre que les étudiants de l’éducation à distance trouvent le smartphone utile pour accéder aux ressources pédagogiques, naviguer sur les plateformes de cours, interagir avec les contenus, et participer activement à leur apprentissage.
Certes, des limites existent (connectivité instable, appels intrusifs, ergonomie des écrans réduits), mais malgré ces contraintes, la perception positive du smartphone comme outil pédagogique reste très forte (ugspace.ug.edu.gh).
Cette expérience africaine démontre qu’un usage intelligent et régulé du portable peut contribuer à la réussite scolaire et à l’inclusion numérique
6. Vers une régulation éducative plutôt qu’une interdiction totale
La volonté de protéger les élèves est légitime et nécessaire. Mais plutôt qu’une interdiction générale assortie d’exceptions, une régulation éducative semble plus pertinente. Il s’agit de former les élèves à un usage critique, responsable et productif de leur téléphone, en faire un outil d’apprentissage encadré plutôt qu’u simple objet de distraction à bannir. Car l’école ne peut se contenter de protéger les jeunes des risques du numérique : elle doit aussi les préparer à en faire un usage éclairé. Le véritable défi n’est donc pas d’interdire le portable, mais de donner aux citoyens de demain les clés pour maitriser leur environnement numérique et en faire un levier d’émancipation et de construction de la société mondiale du savoir.
Djibril SANE
Techno pédagogue coconcepteur de plateformes éducatives numériques plurlimédiatiques multilingues et multi contenus (Web et Mobile) de la Boite à Innovations Canada
Vice-Président de la CNEPT-IDAY/Sénégal
Réfèrent Senior du Bureau International d’Education de l’UNESCO basé à Genève